Lucas Siudak. 

HETERONOMIA

1.Memento

Comme une réminiscence d’un temps dépassé, aux racines d’un héritage
culturel, la collection HETERONOMIA fait écho à un besoin d’élargir les
possibles, de m’extraire de ce « corset » étouffant : zèle religieux, codes
de bienséance nocives, masculinité « toxique », croyances inébranlables…
Les silhouettes proposées prennent à contrepied ces normes via différents
procédés :
• la réactualisation de la composition d’un vêtement « séculaire » –
tenue d’enfant de cœur – par une matière « moderne », le jean,
produisant un effet d’anachronisme ;
• l’ambivalence créée dans un habit de soldat, entre style couvert et
découvert d’un trench, révélant des parcelles du corps, comme autant
de « failles » laissant entrevoir une certaine fragilité ;
• l’hybridation obtenue dans une tenue de nonne, faite d’une association
« bipolaire » de matières – velours et similicuir – comme un « coup de
théâtre » entre la vue de face et de dos ;
• la transposition de l’esprit d’une série d’autoportraits représentant
des émotions fortes sur un pull tricoté, provoquant un effroi viscéral
• le jeu sur les formes sur une combinaison inspirée de la botte d’un
cosaque, transmutée en cuissarde, rendant « tendancieuse » une image
masculine à l’origine implacable et autoritaire ;
• la restructuration de deux pièces religieuses et militaires– soutane
de prêtre et jodhpur des soldats slaves – avec l’introduction de manches
coudées et d’épaulettes en pointe ressemblant à une « camisole »
restreignant les mouvements, à l’image des carcans traditionnels.

2.Genèse de la collection

Un événement familial particulier a été à l’origine de mes travaux de cette
année.
Mon père ayant été diagnostiqué « bipolaire », j’ai ressenti le besoin de
suivre un processus créatif afin d’explorer cet état de fait.
Je me suis en premier lieu allé à la recherche de mon héritage familial, et
découvert de multiples photographies datant d’époques révolues, des premières
pièces d’identité françaises de ma grand-mère issue de l’immigration
polonaise à celles montrant mon père à travers les âges, de l’enfance à
l’adolescence.
Plus particulièrement ce furent les photos de mon père portant jeune l’habit
d’enfant de cœur, et jeune adulte, l’uniforme militaire, qui m’ont inspiré
la notion de « faux-self » qui en psychologie décrit l’attitude de se
conditionner à être et incarner ce que la société ou encore les autres
attendraient de soi. Ce mythe, ce fantasme de la « personne idéale » m’a
conduit à prendre le contrepied de différents codes stylistiques,
spécifiquement dans les domaines de la religion et de l’armée.
Dans le registre religieux, l’artiste peintre Francis Bacon a représenté dans
une série de tableaux le pape Innocent X, dans des atmosphères lugubres,
émettant des cris d’horreur et par cela a proposé une interprétation crue de
l’Eglise, pouvant monter son rejet viscéral de l’institution. Celle-ci porte
par ailleurs l’imaginaire des périodes d’Inquisition et de condamnation de
multiples minorités qui renforcent le poids de la répression morale pouvant
perdurer de nos jours.
C’est justement dans cet héritage d’Europe de l’Est que j’ai trouvé un espace
d’exploration et d’expression artistique, la Pologne étant un pays toujours
très conservateur sur le plan moral.
Le concept philosophique d’hétéronomie (du grec heteros, qui signifie « autre
» et, nomos qui exprime «loi») désigne précisément le fait de ne pas être
autonome en étant soumis une force d’influence extérieure à soi, que ce soit
un système de pensée, une institution, des personnes, amenant à modifier nos
actions voire nos pensées et notre rapport au monde.
C’est cette puissance d’emprise que j’ai souhaité adresser et dépasser dans
cette collection.
Avec ces recherches, je me suis retrouvé face aux vestiges d’une époque
révolue tout en m’inscrivant dans la continuité de cette lignée temporelle,
produit du christianisme, du patriotisme et plus largement du poids d’une
société patriarcale hétéronormée.
A travers ma collection, j’ai donc « puisé » dans le passé, à la recherche
de codes, de silhouettes, de modèles à m’approprier puis à transformer autant
que possible au fil de mon inspiration, afin d’en transcender les tabous.

3.Description

1. Enfant de cœur
– Caractéristiques de la
silhouette : pantalon taille
haute ; manches
volumineuses : col haut
– Matière : full jean
– Couleurs : bleu cobalt
– Techniques : surpiqure ;
fermeture éclair
– Esprit : habit de l’enfant
de cœur « revisité » par une
matière communément
utilisée ; montrant par
ailleurs une forme de poids
à être porté, pouvant
empêcher de parler,
d’écouter, de se mouvoir
librement…
2. X Prêtre X Militaire X
– Caractéristique de la
silhouette : pantalon
Jodhpur marron ; épaulettes
hautes
– Matière : Tweed
– Couleurs : marron-gris
– Technique : fermeture
éclair ; « padding »
(rembourrage épaulettes)
– Esprit : vêtement hybride
entre soutane du prêtre et
Jodhpur du militaire a
3. La nonne dépravée
– Caractéristique de la
silhouette : absence
d’épaules ; frange effet
« voilé-dévoilé »
– Matière : velours
(manteau) ; simili-cuir
(pantalon) ; polyester
(frange)
– Couleurs : bleu-gris
(manteau) noir (pantalon)
– Technique : surpiqure ;
déformation pantalon
– Esprit : réinvention de
l’habit de religieuse :
velours pour renforcer
l’aspect religieux et cuir
pour « casser » et apporter
une dimension sexuelle
4. Le soldat déculotté
– Caractéristique de la
silhouette : parties du
buste apparentes ; dos et
fessier apparents
– Matière : similicuir
(salopette) ; (viscose)
trench
– Couleurs : noir
– Technique : surpiqures,
poches
plaquées (salopette) ; trois
types de colles avec trois
couches (trench)
– Esprit : contraste entre
look de face (conventionnel)
et de dos (tendancieux)
5. Le cosaque en cuir
– Caractéristique de la
silhouette : pantalon taille
basse effet « cuissardes »
près et éloignées du corps ;
haut près du corps et effet
dénudé
– Matière : Skai
– Couleurs : marron
– Technique : surpiqures
– Esprit : revisite de la
botte du cosaque
(appartenant à la culture
slave, de mode de vie
nomade) pour en faire une
cuissarde
6. Le marin éviscéré
– Caractéristique de la
silhouette : proche du
corps ; haut ajouré sur
torse et sur dos
– Matière : laine (mohairs) ;
coton (pantalon)
– Couleurs : nuances de bleu
et nuances de violet
– Technique : tricot-machine
– Esprit : viscéral, évocation
de la série des
autoportraits de Francis
Bacon

4.Conclusion / perspectives

Suivre le fil rouge « Heretonomia », m’a permis de dépasser une période
« délicate » de ma vie en révélant une forme de sensibilité et d’expressivité
que je ne me connaissais pas. Puiser dans une histoire, réinterpréter des
styles, des habits issus d’un passé révolu à partir du présent m’a
particulièrement stimulé sur le plan créatif, technique et dans un autre
registre le plan psychique.
J’ai effleuré l’idée qu’il est possible, en s’appropriant et modifiant
certaines normes, de briser certains tabous, tels que la honte de la nudité
ou encore la peur de dénoter d’un cadre de référence. Pourtant, la rémanence
des diktats culturels et des oukazes – à l’origine édits du tsar de Russie,
décisions arbitraires et impératives – au quotidien fait que ce travail de
dépassement est tout sauf acquis et qu’il s’agit d’une œuvre à poursuivre
dans l’esprit de trouver une forme de fluidité et de liberté dans les choses et dans la vie.